Jamais folie furieuse n’a éclaté dans notre région maghrébine comme elle le fit le 15 décembre 1975. Cette nuit, la fureur du colonel algérien Boumediene a atteint son paroxysme. Président, par la force des armes de « la République algérienne démocratique et populaire… », il a été outré par le succès de la « Marche Verte » (6 novembre1975) organisée par le Roi Hassan II pour la récupération du Sahara marocain qu’il convoitait. Aussi décida-t-il de se venger du Roi par l’expulsion des Marocains installés dans son pays.
350 000 Marocains résidant légalement en Algérie1 depuis des décennies, bien avant l’indépendance de ce pays, sont expulsés manu-militari. Hommes, femmes, enfants séparés souvent de leur mère et personnes âgées, ont été conduits, sans préavis et en moins de 48 heures à la frontière marocaine d’Oujda. Baptisée la « Marche Noire », elle l’était sur tous les plans. Elle découlait d’un esprit bien obscur et intervenait le 18 décembre 1975, jour de la grande fête musulmane du sacrifice.
Ces immigrés Marocains s’étaient installés en Algérie pendant la colonisation, comme d’autres algériens s’étaient installés au Maroc. Une grande partie d’entre eux travaillaient dans l’agriculture, le commerce ou dans l’artisanat. Ils étaient comme chez eux car la mobilité de la population maghrébine entre l’Est et l’Ouest relevait de l’ordre normal des choses. Mon premier instituteur de français à l’école publique à Tanger, Mohamed Chahrouri était algérien ; tout comme l’un des éboueurs de notre quartier dans la médina et dont le fils était mon camarade de classe. Nous n’avons su leur appartenance à l’Algérie qu’au jour de leur départ après l’indépendance de ce pays frère. Ils étaient parmi nous comme tous les Marocains, ni plus ni moins.
L’Algérie, je l’ai connue à la classe élémentaire 1ère année en 1959-60. L’instituteur M. Ahmed Harfouch avait l’habitude, le jeudi de chaque semaine, c.a.d. la veille du vendredi qui était alors férié, de terminer la journée en nous demandant d’implorer Dieu Tout Puissant d’aider les Moudjahidines à libérer notre pays frère et voisin du joug du colonialisme. Il nous apprenait comment le dire et nous répétions après lui. Un rituel qui a continué d’une manière ponctuelle en 2ème année avec M. El Yedri.
Après l’indépendance de ce pays, bon nombre de ces algériens est rentré chez lui, d’autres, notamment ceux qui avaient acquis des positions économiques et sociales élevées sont restés au Maroc. D’ailleurs, ils y sont toujours. On y dénombre des chefs de partis politiques, un ancien président de la Chambre des Représentants, des ministres, des ambassadeurs et un grand nombre d’acteurs dans la profession libérale…Ni la guerre des sables de 1963 ni les mésententes passagères n’ont inquiété ces « frères algériens ». Frères nous le sommes toujours par la langue, les traditions, la religion, le peuplement, la géographie, l’histoire et la destinée commune. Nous n’étions séparés que par l’intervention des puissances extérieures.
Mais tout à coup, le Colonel décrète la naissance d’une nation distincte, puissante et supérieure aux autres. Peut- être voulait il se débarrasser de ces peuplades inférieures pour assurer, à l’instar de l’inquisition de Thomas De Torquemada en Andalousie, la pureté de la race et de la nouvelle confession « socialiste » algérienne. Sauf que De Torquemada, bien qu’il ait exécuté ses forfaits au moyen-âge, procédait par enquête et jugement rendus par les tribunaux de l’inquisition qui décidaient ou non de l’expulsion. Dans le cas de notre colonel, la décision de la police et de la gendarmerie suffisait. Une deuxième différence avec l’inquisition était qu’on devait à tout prix atteindre le nombre de 350 000 personnes. Soit exactement l’équivalent du nombre des participants marocains à la Marche Verte !! Enfin, pour ce qui est des similitudes de traitement, l’un et l’autre dépossédaient les victimes de leurs biens fonciers, immobiliers, bijoux, argent et tout objet de valeur. Nos concitoyens étaient expulsés avec tout juste les habits qu’ils portaient et quelques affaires sans valeur.
Quelques mois plus tard, le Colonel organise une armada faite de ramassis de mercenaires de tout bord pour faire scission au Sahara marocain et obtenir, de force, ce qu’il n’a pu avoir par la persuasion et l’expulsion. Cela, au nom des principes sacro-saints de « l’intangibilité des frontières héritées du colonialisme » et du « droit des peuples à l’auto-détermination ». Deux concepts créés et imposés par les puissances coloniales pour diviser les pays colonisés. Peut-on imaginer un instant que les martyrs marocains, algériens, tunisiens et libyens qui ont lutté contre la colonisation, auraient eu un jour en tête de consacrer les principes et les choix imposés par celle-ci ? N’est-ce pas une trahison de la mémoire de ces martyrs que de veiller au respect de l’œuvre destructrice de ceux qu’ils ont combattu ? L’ironie de l’histoire est de voir aujourd’hui ces « dirigeants » sacraliser la mémoire des martyres pour être élevés à leur rang tout en les trahissant. Ça se passe de tout commentaire2.
En tout cas, le Colonel est décédé trois ans plus tard, presque jour pour jour (28 décembre 1978) dans des conditions dramatiques et troubles. Il a laissé derrière lui l’ignominie de l’acte et la tristesse de personnes déracinées, de familles déchirées, de cœurs brisés, de vies cassées et de pauvres gens désemparés. Il voulait par cette migration à rebours forcée, écraser sous son poids un pays trop pauvre pour pouvoir la supporter.
Le Maroc, pauvre il l’était mais très digne. Toutes les personnes valides refoulées ont été intégrées immédiatement dans l’Administration publique selon leur niveau d’instruction. Les autres, pris en charge par toutes les régions du royaume, sont passées presque inaperçues. Le Roi agissant en seigneur n’a pas daigné en faire une affaire.
Reste que l’héritage avalé par le corps des officiers du Colonel qui sont devenus Généraux continue, 45 ans plus tard, à diviser notre Maghreb, à casser son élan, à hypothéquer l’avenir de sa jeunesse et à pousser ces dirigeants à chercher parfois soutien auprès d’autrui. Quel gâchis !!!
45 ans passés, je me permets de refaire le monde dans une rêverie à rebours. Si l’Algérie avait été dirigée autrement, elle aurait été l’Allemagne du Maghreb. Ces pétrodollars, l’organisation héritée de la France, la bonne formation de ses hommes, son étendue et la diversité de ses richesses naturelles lui auraient assuré une avance sans conteste sur les pays voisins. Le pouvoir économique induisant naturellement l’ascendance politique, elle aurait été le noyau dure ou le pivot central des « Etats Unis du Maghreb ». Aujourd’hui, elle a bien une avance : la supériorité numérique de son armée et de son armement acheté à grand frais, mais rien d’autre. Puisque « on peut tout faire avec les baïonnettes sauf s’assoir dessus », ses dirigeants ne réfléchissent qu’en « guérilléros » : détruire l’autre. Ils ne pensent jamais à : « se construire eux-mêmes ».
La vie continue, mais l’expulsion de ces maghrébins marocains d’un pays du Maghreb reste gravée à jamais dans la mémoire collective. Le film ci-après3 rappelle, d’une manière très soft, la tragédie de cette migration à rebours forcée par l’armée du pays voisin.
Article 09
Voir aussi : Lien 1, Lien 2.2 Le 5 juillet 2020 le président Abdelmadjid Tebboune accueille à Alger 24 crânes de résistants (sur 1800) tués par la France au milieu du XIXe siècle, durant la résistance contre ses troupes et conservés au Musée de l’Homme à Paris.
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