Si les hommes du Sous-Massa-Deraa, vus dans l’article précédent, ont été dirigés vers la France (83 000) et engagés dans leur majorité dans l’extraction minière et les usines d’automobile, ceux recrutés dans les autres régions, notamment dans les villes du Nord du Maroc, du Rif et de l’Oriental ont été affectés en Belgique (21000), en Allemagne (18000) et aux Pays Bas (13000). Le travail à la chaine dans les usines, la construction, la manutention, la conduite d’engins… étaient à la portée de ces ouvriers non qualifiés. Au total 137 0001 Marocains avaient gagné l’Europe entre 1963 et 1968.
Passé les premiers jours de la découverte du milieu de travail et de séjour, ces émigrés s’installèrent dans des centres d’hébergement conçus pour eux. Là, le choc culturel, la différence physionomique et la méconnaissance de la langue et du savoir-vivre européen les frappaient de plein fouet, les condamnant à vivre en communauté fermée. Quelques mois plus tard, le rythme « Métro Boulot Dodo » s’installait, les jours s’écoulaient et se ressemblaient. Repliés sur eux-mêmes, nos migrants ruminaient déjà leur ennui de se sentir durer sans vivre. Ils ne rêvaient plus que du beau jour où ils retourneraient au Maroc pour retrouver leur amour, leurs parents et leurs enfants.
Le salaire reçu à la fin du mois constituait, pour ces déracinés marocains devenus « TME » (Travailleurs Marocains à l’Etranger), une consolation et une fierté puisqu’il sera vite acheminé à leur famille, attestant de leur fidélité et de leurs grands succès. En effet, aussi vite reçu le salaire est déposé à la Banque Populaire, située dans l’enceinte même des Consulats, avec un ordre de virement vers le Maroc. Un rituel mensuel qui ponctuait la vie de ces hommes désignés désormais dans le pays d’accueil par le terme : immigré.
A ce propos, il convient de noter que ce changement mineur de lettres dans le même mot (émigré et immigré) désignant la même personne, cache en fait une différence de perception diamétralement opposée. Car l’émigré est perçu positivement comme un homme chanceux, entreprenant, aisé, vivant dans un pays propre et prospère. Il est admiré et envié par les siens restés au pays. Dans la société d’accueil, « l’immigré » est perçu, au contraire, comme un intrus, pauvre, sale, analphabète et peu civilisé. Le premier terme et valorisant, le deuxième est presque péjoratif.
Le migrant acteur sur la scène théâtrale de la vie, devait assumer les deux perceptions à la fois et subir ce double rôle selon qu’il est ici ou là. Certains de nos compatriotes peinaient à supporter cette « farce » de double-faces. Ils sombraient dans des maladies psychosomatiques. C’est dire que l’aventure n’était pas toujours de toute aisance.
Mais le sacrifice en valait la peine. Tout d’abord la famille du migrant effectua, grâce à son altruisme, une ascension sociale rapide. Elle améliorait ses conditions matérielles, assurait la scolarisation des enfants et élevait son niveau de vie. Les lettres informant ledit migrant de l’usage fait de ses transferts financiers constituaient pour lui un motif de satisfaction et un encouragement pour aller de l’avant.
Pour le Maroc, les transferts financiers effectués par ces « Travailleurs » à l’étranger constituaient une ressource précieuse de devise. Ils ont vite atteint 200 millions de Dh en 1968, soit près de 10 % des exportations du Maroc pour la même année.
Ils sont réinjectés dans l’économie, directement par les ménages à travers l’achat des biens de consommation et d’équipement domestique et indirectement par les banques sous forme de crédit à l’économie pour le financement de l’investissement.
Ainsi l’émigration de ces jeunes a atteint ses objectifs. Ils sont principalement trois :
- Un objectif social : l’allègement de la demande intérieure d’emploi et donc la réduction du taux de chômage ;
- Un objectif économique : la distribution de revenus et l’amélioration de la consommation des ménages tirant de l’avant l’investissement productif ;
- Un objectif financier : le soulagement de la balance devises souffrant d’un déficit chronique issu du déséquilibre permanent de la balance commerciale.
L’avantage politique, en termes d’apaisement social et de stabilité intérieure, était indéniable. Ce fût un « Pari Gagné »
Sur le plan sociétal, l’émigration a vite pris droit de cité dans le milieu marocain. Elle est désormais perçue comme voie de salut et de prospérité pour les jeunes sans emploi. Le retour « glorieux » de ces migrants pendant les mois d’été ainsi que les cadeaux et les festivités l’accompagnant, fascinaient la société la moins nantie et la moins instruite.
Le poète marocain et le chanteur populaire ont su immortaliser les moments forts de cette aventure humaine. La séparation du jeune adulte de sa mère et la vénération des parents encore très vivace culturellement, tout comme le choc culturel, les difficultés d’insertion, l’ambition de la richesse et de la prospérité, le mal du pays, … Tout a été gravé dans la mémoire collective à travers la chanson populaire.
Les plus connus alors sont : Moué Ya Moué Lahbiba de Mohamed Larbi Aouami2, le Passeport Vert de Cheikh Mohamed Lyounsi3 et Loukan 3andi Lpassport de Cheikh Ali Tinissani4.
Abdesselam EL FTOUH