Les juifs marocains n’étaient pas des intrus ou de nouveaux immigrés. Les plus récemment installés au Maroc sont arrivés avec les moresques d’Espagne chassés par l’inquisition au début du 16ème siècle. Sinon tous les autres sont des Marocains depuis des siècles et qui étaient là avant même l’arrivée de l’Islam. Un grand nombre d’entre eux se sont convertis. Et, ils ont tous participé activement à l’épopée du Royaume du Maroc depuis sa création par Moulay Idriss 1er à nos jours et ce aux différents niveaux, scientifique, économique et politique. Ils ont pris une part significative au rayonnement de la grande communauté plurielle des territoires liés historiquement aux sultans marocains, de l’Andalousie jusqu’au Mali au Sud et de Marrakech jusqu’à la Tunisie à l’Est.
Très actifs dans le commerce international, les juifs marocains étaient aussi bien enracinés dans les tribus berbères et bien implantés dans les villes. Ils assuraient une intermédiation commerciale conséquente entre la cité et les zones rurales pour l’écoulement et la valorisation de la production agricole. Les moins nantis d’entre eux assuraient des travaux d’artisanat d’autres tenaient des commerces diversifiés allant de l’épicerie à l’orfèvrerie. Dans la ville nouvelle, ils occupaient des postes élevés dans la profession libérale : médecins, notaires ou détenteurs de maisons de crédit.
En ville comme dans la campagne, les juifs marocains vivaient en parfaite harmonie avec les autres concitoyens dans un milieu biconfessionnel qui s’est façonné d’une manière globalement sereine et apaisée durant plus d’un millénaire. Et comme toute minorité dans la société humaine, il arrivait que les plus faibles d’entre eux subissent les excès d’une minorité méchante et bénéficient en revanche des bienfaits protecteurs de la majorité. Les exactions collectives et généralisées contre les juifs en raison de leur confession sont quasiment inexistantes. Dans les relations normales de société, leur intégration totale à la culture marocaine faisait d’eux une composante stable de celle-ci.
La vie communautaire dans cette espace biconfessionnel avait son charme et sa richesse. Elle entretenait d’une manière implicite et spontanée un brin d’humanisme chez le marocain par l’acceptation naturelle de la diversité, l’expression de sentiments d’affection envers l’autre, en dépit de sa différence et de la mansuétude envers l’être humain en tant que tel. Ces valeurs prenaient leur expression totale dans les fêtes par l’échange de gâteaux, de repas et de recettes, par la visite entre voisins, partenaires commerciaux ou simples connaissances et par les actes de soutien ou de compassion des uns envers les autres dans le cadre d’une amitié dans « l’altérité ». Ces valeurs humaines transcendantes s’épanouissent dans la diversité, se cultivent dans la mixité et ne prennent leur parfaite expression que dans la sérénité de la reconnaissance mutuelle.
Toute cette beauté de vivre ensemble a été perdue avec le départ de nos compatriotes juifs. Le divorce allait être scellé avec la guerre des six jours en 1967. L’expulsion des palestiniens chassés de leur terre et l’exclusivité confessionnelle instaurée par le Sionisme en Palestine occupée vont altérer au Maroc, dans un amalgame chez le commun des mortels entre Sionisme et Judaïsme, une perception du juif construite autour de valeurs ancestrales de cohabitation et de convivialité.
Fort heureusement, parmi les juifs marocains, il y avait ceux qui ont fait le pari du Maroc en tenant tête au Sionisme. Ils constituent le témoignage vivant d’un passé commun. Ils sont peu visibles dans le quotidien du Maroc d’aujourd’hui notamment dans la médina mais ils sont toujours parmi nous.
Ceux qui se sont installés dans d’autres pays restent attachés à leur marocanité et à leur culture multiséculaire vécue côte à côte avec les musulmans en terre du Maroc, comme en témoigne la citation ci-après de M. Robert Assaraf :
« Le Maroc et ses communautés juives constituent un véritable cas d’école. Aucune autre communauté juive n’a, en effet, conservé un rapport aussi fort et aussi fructueux avec sa terre d’origine, un rapport d’autant plus intense qu’il ne recèle rien de conflictuel. Cette conception apaisée et sereine du passé, fondée sur le souvenir de la multiséculaire coexistence mutuelle entre musulmans et juifs, vaut aussi pour le présent et pour l’avenir. Loin d’être une quelconque nostalgie, l’identité marocaine est une certaine conception du monde »1.
Ceci étant, le départ des étrangers et l’exode des juifs vont impacter la société marocaine d’une manière indélébile. Elle n’était plus la même à la fin des années soixante par rapport au début de cette décennie. C’est que l’émigration objet de notre propos, a tourné la page d’un chapitre de l’histoire du Maroc dans un aller sans retour… une déconstruction… puis une reconstruction.
Aujourd’hui l’impact judaïque sur la culture marocaine nous rappelle toujours un passé enchanté. Les recettes de cuisine comme les chansons des derniers chanteurs juifs marocains ou maghrébins2 : Sami El Moghribi3 ou le groupe botbol, reviennent de temps en temps tel un refrain pour nous rappeler le bon vieux temps « savouré en commun ».
Article 07