« Si la providence a voulu la destruction d’Agadir, sa reconstruction sera l’œuvre de notre volonté et de notre foi ».
En prononçant ces mots, lors de sa visite à la ville d’Agadir détruite par le séisme du 29 février 1960, le Roi Mohammed V, n’imaginait pas que ce présage de déconstruction–reconstruction allait être la caractéristique dominante de toute la décennie soixante du siècle dernier.
D’abord au niveau de la monarchie elle-même, puisque le Roi Mohammed V, père de la nation et premier acteur dans le renouveau du Maroc indépendant, allait nous quitter une année plus tard et presque jour pour jour, le 21 février 1961.
En suite au niveau de l’espace politique, les tiraillements entre le pouvoir monarchique et les partis politiques qui ont accompagné l’avènement du nouveau Roi Hassan II, vont conduire à la déclaration de l’Etat d’exception et l’installation d’un pouvoir centralisé fort.1
Enfin au niveau de la société marocaine toute entière, La décennie porte un changement profond et irréversible de la composition de la population marocaine due à une émigration internationale multiple C’est ce dernier aspect qui intéresse notre propos.
Ainsi cette dynamique de déconstruction-reconstruction allait marquer la réalité socioculturelle, économique et politique du Maroc pour toujours. A l’image de la perte d’Agadir d’autres pertes sont alors subies et d’autres chantiers sont alors lancés. Mais rien ne sera plus comme avant.
Comme relaté dans l’épisode précédente, la décennie a ouvert la voie au premier flux de l’émigration de la main d’œuvre marocaine vers l’Europe. Concomitamment à ce flux, d’autres flux migratoires massifs allaient avoir lieu mais loin des projecteurs de l’actualité : le cas des étrangers installés au Maroc du temps du protectorat et celui des juifs marocains.
En effet, les étrangers européens qui s’étaient établis chez nous, à la faveur de la colonisation, allaient accélérer, dans les années 60, le retour à leur pays d’origine. Cette population qui avait culminée à 539 000 âmes en 1952 va perdre entre 1960 et 1971, 72 % de ses effectifs s’ajoutant à la perte antérieure de 27 % enregistrée avant la fin des années cinquante2. Il s’agissait principalement de Français et d’Espagnols mais aussi d’autres nationalités européennes : italiens, portugais, anglais, allemands, belges et hollandais. Tous prenaient le chemin de l’Europe, les uns après les autres, laissant derrière, ici et là, un vide économique et la sensation de manque dans le tissu social du milieu urbain.
Rapporté à la population totale du Maroc, le nombre d’étrangers n’était que de 5% environ. Mais cette population vivait principalement dans les villes où le nombre d’habitants n’excédait pas les 3.5 millions, ce qui donnait aux étrangers une plus grande visibilité. Cela, d’autant plus qu’ils étaient les promoteurs même de ces villes nouvelles et des activités qui s’y déroulaient.
Dans l’interaction entre étrangers et Marocains, ces derniers ont été pénétrés progressivement par le mode de vie de la société moderne. Prenant pied dans le cadre d’une urbanité nouvelle, cette société s’était façonnée autour de groupes sociaux culturellement divers, multilingues, et multiconfessionnels. Un nouvel art de vivre, avec des déclinaisons vestimentaires, culinaires et festives vit le jour et s’épanouissait dans le milieu urbain. Et même si les Marocains restaient jaloux de leur culture et de leurs traditions, beaucoup de structures anciennes allaient être fécondées par la modernité, même si l’accès des Marocains était très restrictifs. Des innovations sont introduites dans les domaines éducatif, politique et social par la création d’écoles modernes, clubs, associations, bibliothèques, syndicats, partis politiques… A l’ombre de ce foisonnement culturel et intellectuel prenait forme une activité économique et sociale florissante qui ne bénéficiait pas aux Marocains mais qui leur donnait à voir un autre mode de vie.
Le départ de ces étrangers a failli arrêter cette dynamique. Et, si le relai a été assuré au niveau économique par les Marocains juifs d’abord et puis musulmans, la fertilité sociétale résultant de cette diversité culturelle féconde a été quelque peu perdue. Elle céda la place à une monoculture qui se cherche et à une nouvelle identité culturelle en construction.
Sur le plan ludique, ce départ mit fin à une vie de jeunesse éclatée entre tradition et modernité mais en même temps chargée de convivialité et d’échanges multiculturel dans le cadre d’un mode de vie nouveau. La musique expression de cet esprit moderne de la découverte de l’autre allait graver à jamais, dans la mémoire collective, ces moments qui s’en allaient comme un rêve sans plus revenir. La meilleure illustration en est la chansonnette De Bob Azzam « Ya Moustapha Ya Moustapha3 ». Une fresque chatoyante d’un moment révolu de notre histoire… (voir vidéo 1960).
Abdesselam EL FTOUH