Ce fut en 1960, au milieu des 30 glorieuses années de l’après-guerre (1945-1975), que les pays européens ont fait le constat d’un déficit de main-d’œuvre susceptible de freiner la poursuite de leur croissance économique. L’Europe de l’Est, alors sous domination soviétique, était inaccessible. Ces pays se dirigèrent donc vers le Sud (l’Espagne, le Portugal et l’Italie et puis les pays du Maghreb et les anciennes colonies) à la recherche de main d’œuvre.
Le Maroc, quatre années après l’indépendance, vivait en plein turbulence politique, économique et sociale. En effet, le jeune Roi Hassan II, venait d’être intronisé (1961). Ses pouvoirs étaient fortement discutés, en particulier par les deux partis politiques alors virulents : l’Istiqlal, parti nationaliste et l’UNFP1 parti d’obédience socialiste. La volonté du souverain d’assoir une monarchie constitutionnelle l’amena à organiser une première consultation et à inaugurer le premier Parlement avec des représentants élus (1963). Cette action était mue par une exigence de stabilité politique nécessaire pour jeter les bases d’un développement économique serein.
Et pour cause, le départ des étrangers au lendemain de l’indépendance du Maroc (1956), en l’occurrence français et espagnols ainsi que, dans une moindre mesure, celui des juifs marocains, a laissé un vide, en particulier dans les centres urbains, sièges de l’économie moderne du pays. Ils en ont été à la fois les promoteurs et la clientèle de cette économie dans l’espace extramuros des nouvelles villes. Leur départ précipita le jeune royaume dans une crise se manifestant par une régression rapide des exportations, l’arrêt de nombreuses entreprises et le chômage des jeunes issus pour la plupart de l’exode rural. L’économie intramuros des anciennes médinas basée sur l’artisanat était déjà fortement affectée par la concurrence industrielle et perdait chaque année des milliers de postes d’emploi dans les métiers traditionnels de tissage, des travaux du cuir, du bois, des métaux et de la construction…
Le chômage cumulé, issus des secteurs de l’industrie, des services et de l’artisanat, associé à la turbulence politique menaçait d’une explosion sociale assurée. C’est ainsi que la proposition des pays européens (France, Belgique, Allemagne et Pays-Bas) de recruter des jeunes marocains pour les travaux des mines et de l’industrie, arrivèrent à point nommé tel une soupape de sécurité, pour éviter cette explosion. La réponse du Maroc ne se faisait pas attendre et ce fut le déclenchement d’une première dynamique migratoire sans précédent. Elle durera une décennie.
Une décennie durant laquelle des queues s’organisaient ponctuellement devant les centres de recrutement dans les villes, pour l’embauche des ouvriers destinés à l’industrie, tandis que d’autres recruteurs parcouraient les souks dans le milieu rural, à la recherche d’une main-d’œuvre plus endurante destinée aux mines de charbon et aux travaux pénibles.
Mais le Maroc n’entendait pas brader sa jeunesse et sa force de travail même s’il n’avait pas d’emplois à leur proposer. Le départ de ces jeunes comme leurs droits ont été négociés et des conventions ont été signées, avec chaque pays2. Elles précisaient leurs obligations en matière de salaire, de sécurité sociale, d’autorisation de transfert de revenus, de conditions de séjour et de retour. L’Etat marocain voulait préserver le droit de ces citoyens et stabiliser une option économique devant s’inscrire dans la durée. Ses objectifs étaient multiples : soulager le marché de l’emploi, assurer des transferts en devises et alléger dans certaines mesures la pression politique par la ponction d’une partie de la jeunesse marocaine et la distribution de revenus aux familles démunies.
Concernant les candidats à cette migration, animés par l’espoir d’un lendemain meilleur, ils se concurrençaient pour être choisis. Et une fois élus, ils arboraient un sentiment de satisfaction et de contentement inégalé. Mais vite, la peur de l’inconnu broya leurs entrailles et le déchirement de la séparation endeuilla leur famille. Entre espérance et désolation, ces jeunes partaient par bus, bateaux ou parfois avions à la découverte d’un nouveau monde. Ils ont tous prêté serment, d’une manière implicite ou déclarée, de fidélité à leur famille, à leur culture et à leur pays. Un serment qu’ils ont bien honoré.
Abdesselam EL FTOUH
2 Voir à ce sujet Mohamed KHACHANI « La question migratoire au Maroc », édition 2019, pages 149 à 165.