Le 1er Janvier 1986 l’Espagne comme le Portugal intégraient la Communauté Economique Européenne. A ce titre, l’Espagne seule a bénéficié d’aides européennes multiples dont l’aide au développement agricole. Neuf (9) milliards d’écus1 lui ont été versés entre 1988 et 19932. Ils étaient destinés exclusivement au développement des régions agricoles en retard (principalement l’Andalousie). C’est ainsi qu’une nouvelle activité agricole vit le jour en Espagne. Elle a été créée de toutes pièces par la CEE dans les régions arides du pays. L’accès direct au marché européen des produits de cette agriculture, lui a permis de croitre à un rythme extrêmement rapide à telle enseigne que les régions concernées se sont trouvées vite confrontées à un déficit de main d’œuvre.
Historiquement le Maroc comptait trois bassins migratoires traditionnels : Sous-Massa-Deraa, Tafilalet et le Rif. Tous les trois sont des régions réputées pauvres en agriculture. Les régions fertiles et riches n’ont jamais dégagé de flux migratoires. A partir de 1986 la situation va changer. Trois années consécutives de sécheresse avaient éprouvé l’agriculture vivrière des régions Bours et l’agriculture irriguée moderne, nouvellement introduite, n’a pu prendre la relève et stabiliser la population faute de marché extérieur. Ces contraintes intervenant en période de forte croissance démographique vont donner lieu à un excédent de main d’œuvre agricole notamment dans deux bassins parmi les plus riches du pays : Chaouia-Ourdigha, grenier du Maroc et Tadla-Azilal terres riches, fertiles et bien arrosées situées sur le flanc de l’Atlas.
Déficit de main d’œuvre au Nord de la méditerranée face à un excèdent au Sud, on assista alors à l’engagement d’un flux migratoire spontané des travailleurs agricoles des régions précitées vers les terres arides d’El Ejido à Alméria en Espagne. Dans son choix, égocentrique de donner préférence aux nouveaux membres de l’Union et de promouvoir l’agriculture espagnole, à coups de milliards d’Ecus, la CEE, devenue « Union Européenne » en 1993, a tout simplement supprimé des postes d’emploi agricole au Maroc et les a déplacés vers l’Espagne entre autres. En ce faisant, elle a déplacé aussi un flux d’affaires, une valeur ajoutée et un taux de croissance du Sud de la Méditerranée vers le Nord.
Vu de loin, on observe le phénomène tel des vases communicants qui interagissent entre eux dans une soumission totale à la loi de la physique. Le vide de main d’œuvre dans une région et le trop plein dans l’autre engagèrent un flux humain irrésistible entre les deux. Ceux-là même qui ont perdu leur emploi potentiel au Maroc sont allés le chercher en Espagne. Toute choses étant égale par ailleurs, on est tenté de relever une certaine similitude avec l’image de « la transhumance des gnous dans la steppe africaine à la recherche de pâturage ». Le flux, cette fois humain, s’engageait bravant les obstacles de visas, les lois, la police et l’armée comme il bravait, au péril de la vie de ses participants, la mer qui nous sépare de l’Europe. Telle était l’histoire de ce qu’on appelait dans les années 90, non sans « dédain », la « Migration Clandestine, les Boats peoples, les Pateras… ». Dans sa réaction, l’Homme y était réduit tout simplement à l’Être biologique qu’il est. L’Europe décriant cette évolution, dont elle jetait au passage la totale responsabilité sur le Maroc, a adopté une démarche sécuritaire à travers le resserrement des visas et la sévérité de contrôle aux frontières.
Dans notre position géographique, un partenariat euro-marocain, dominé par une démarche égocentrique, peut faire plus de mal que de bien à ceux-là même qui l’on conçu. Le traitement de la question économique dans un registre différent de celui de l’humain est tout simplement une grosse erreur car l’objectif, en définitif, ne peut être autre que le développement humain. Ceux qui mettent en place les dispositifs juridiques, administratifs et militaires pour fermer l’Europe à son voisinage immédiat3 ignorent, dans leur démarche mécanique, que face à eux, il y a des Hommes tout aussi intelligents qu’ils le sont et bien plus déterminés. Ils sont capables, dans leur détresse, de contourner tout obstacle.
Si on ne tient pas compte de ces « constats devenus postulats », toute action engagée retournera, comme un boumerang vers son auteur. D’où l’impérieuse nécessité d’une approche holistique et équilibrée dans les rapports Nord-Sud.
Quelque soit la plaidoirie qu’on pourrait faire pour défendre ou innocenter cette nouvelle forme de migration, nous ne pourrons jamais rendre justice à ces hommes, femmes et enfants pris en tenaille entre le besoin dans leur pays et l’espoir d’un salut éphémère en Europe. Un espoir fortement attisé, disons-le au passage, par l’acceptation par les structures économiques de ces migrants irréguliers, pour raison de bas salaires, et la tolérance opportuniste des pouvoirs publics des pays d’accueil. Les forces d’expulsion et d’attraction agissant ensemble, ces personnes se jetaient corps et âme dans des embarcations de fortunes chavirant entre les flots parfois rugissants des vagues de l’océan ou du détroit. Courageux et téméraires, ils savaient pertinemment qu’ils pouvaient ne jamais atteindre la rive de « l’El Dorado européen » comme certains de leurs prédécesseurs et pourtant ils y allaient. Le cœur haut, la gorge sèche et la main crispée s’accrochant à la vie tout en tâtant la mort sur le bord de son embarcation, le migrant clandestin vivait « La Tragédie » de son existence. Une tragédie humaine poignante pour ceux qui l’on vécue comme pour ceux qui l’imaginent.
A la mémoire des victimes de ce drame humain, je vous propose le clip de Clémence Savelli qui tout en illustrant les péripéties de cette forme de migration, laisse pointer l’espoir du salut après la tragédie. Il est intitulé « Mes amis Ciao, Ciao »4.
Article 14
1 European Currency Unit : équivalent à 1€
2 Isabelle Renaudet, « L’Espagne et l’Europe communautaire : une vieille histoire de famille ? Du rêve d’union au mariage de raison », Amnis [En ligne], 1 | 2001, mis en ligne le 30 juin 2001. URL : http://amnis.revues.org/220 ; DOI : 10.4000/amnis.220
3 Mohamed KHACHANI parle du : paradoxe du système Schengen destiné à réduire et limiter les passages clandestins dans l’espace européen. « Question migratoire au Maroc». Ed. 2019 page 85.