D’aucuns ne pensaient pas que ces jeunes recrutés pour travailler en Europe allaient s’y installer pour de bon. Ils étaient célibataires pour la majorité et projetaient de faire des économies pour revenir se marier et s’établir au « Bled », leur région d’origine. Ceux parmi eux qui étaient mariés avant leur départ ont bien laissé leur conjointe au Maroc et leur souhait permanent était de la rejoindre. C’est pourquoi et même si le regroupement familial était accepté par les pays d’accueil, rares sont ceux, parmi les émigrés marocains, qui ont fait ce choix. Le niveau de vie élevé en Europe, le décalage culturel entre les deux rives de la méditerranée, la crainte pour les enfants en bas âge de trop s’éloigner de leur culture d’origine et le lien toujours solide avec les parents et la fratrie, tous ces éléments allaient à l’encontre du regroupement. Pourtant la situation va changer précipitamment…
Le 6 octobre 1973, éclate la guerre au Moyen Orient. Elle est déclenchée par l’Egypte et la Syrie pour la récupération du Sinaï et du Golan conquis par les israéliens en 1967. Face au soutien américain d’Israël, les pays arabes décident d’utiliser l’arme du pétrole pour faire entendre leur voix et leurs droits. Deux mesures sont alors prises : diminuer la production du pétrole et réviser son prix à la hausse. L’OPEC (Organization of the Petroleum Exporting Countries) s’aligne sur ces mesures créant une crise généralisée du pétrole. Les effets en cascade de cette décision vont mettre fin aux « Trente Glorieuses » dans l’Europe occidentale de l’après-guerre et précipiter ses économies dans une crise profonde, voire dans une récession. L’arrêt d’usines, le chômage technique, la reconversion de pans entiers de l’économie vers une technologie moins énergivore et la recherche d’alternatives énergétiques deviennent le quotidien des Etats et des entreprises occidentaux.
Dans cette évolution, les pays européens décident d’arrêter l’immigration de travail (1974), faciliter la migration de retour et garder le cas échéant les travailleurs déjà installés, formés et intégrés dans la société d’accueil. Or leur stabilité passait par le regroupement familial. Sur cette question, la classe politique était divisée en deux courants : le premier « légaliste », favorable au respect des conventions internationales concernant les droits des travailleurs et des engagements bilatéraux avec les pays d’origine de la migration (dont le Maroc 1963). Le second défend une politique d’assimilation exigeant une démarche sélective selon l’aptitude naturelle du migrant en la matière. Ce dernier courant acceptait ledit regroupement pour les travailleurs d’origine européenne : espagnols, portugais, italiens avec une minorité de roumains et polonais et le refusait aux autres : maghrébins et africains.
Cette hésitation entre la « voie du Droit » et celle du conservatisme « identitaire », donne lieu à des mesures gouvernementales contradictoires. Ainsi, suspension, encadrement et libération du droit au regroupement vont se succéder (cas de la France entre 1974 et 1976)1. Ces allers-retours, associés à l’arrêt de l’immigration et à la morosité économique, vont jouer un rôle incitateur en faveur dudit regroupement. Le migrant s’y était décidé beaucoup plus par la crainte de perdre l’opportunité que par le désir de rapprocher sa famille. Ainsi, le regroupement longtemps dédaigné devint une urgence. Les contraintes qui s’y opposaient sont reléguées au second plan.
A partir de là, un nouveau flux migratoire va être inauguré par les Marocains, celui des familles. Les femmes et les enfants restés seuls au pays dans les régions de Ait Atta ou dans le Sous- Massa, le Tafilalet, l’Oriental, et le Rif, évoqués dans les épisodes passés, vont rejoindre progressivement le chef de famille en France, en Belgique, en Allemagne et aux Pays Bas.
Le nombre des migrants marocains en Europe va alors quadrupler en 10 ans, la pyramide des âges va changer ; la femme et l’enfant vont y faire leur apparition et prendre progressivement une part de plus en plus significative. Nous entamons les années 80 avec une population totale de 704.000 personnes installée en Europe2. Soit une croissance de 11% par an en moyenne cumulé entre 1972 et 19823. Cette évolution va avoir des conséquences et engendrer des besoins nouveaux concernant à la fois les pays d’accueil et les pays d’origine dont le Maroc.
Au niveau des pays d’accueil, la migration de travail qui devait avoir un caractère temporaire va muter en migration sédentaire de peuplement ; les besoins de l’économie et de la démographie militaient dans ce sens. Mais l’exigence de certains courants politiques attachés à la préservation de la particularité culturelle nationale et de « la pureté de la race » allaient dans le sens opposé. L’hésitation entre les deux, aboutira à des improvisations, à une absence de planification et à un défaut de vision, à terme, quant à l’attitude à prendre par les pouvoirs publics face à ces nouveaux venus. Le cloisonnement entre différents services de l’Etat va, dans certains pays, donner lieu à des incohérences latentes entre la politique de la ville d’un côté et celle des objectifs de cohésion sociale, d’intégration et de l’égalité des chances, annoncées par les gouvernements, de l’autre. C’est ainsi que la politique de l’habitat va privilégier, dans ces pays, l’option de citées-dortoirs, ghetto, construits de HLM et HBM à la périphérie des villes pour loger les migrants. Ces conditions vont faire le lit du communautarisme et de la marginalisation et entraver l’intégration sociale des jeunes générations à travers le système scolaire.
Le discours politique, évoluant selon les circonstances et les exigences électorales, va être évidement changeant, instable et incohérant, jonchant d’embuches et de malentendus l’histoire, le parcours et la gestion migratoire dans ces pays. Au niveau de la société, les maghrébins, même s’ils sont acceptés, sont flanqués de surnoms péjoratifs de Beurs, Beurettes et Bougnouls.
Un demi-siècle plus tard, les termes de ségrégation, racisme, population de couleur, étrangers, invasion, islam, migration de retour… sont toujours d’actualité dans les débats politiques et sociaux, dans bon nombre de ces pays. L’avènement ici et là de partis d’extrême droite en est une parfaite illustration. Ceci, au moment où les seconde, troisième voire quatrième génération qui sont nés dans ces pays ne se perçoivent plus comme marocains et ne sont toujours pas reconnus comme totalement européens.
Pour le Maroc, ces décisions prises d’une manière unilatérale par les pays d’accueil sont porteuses de risques à terme. Le premier est celui du délitement des rapports de nos ressortissants et de leurs attaches avec le pays d’origine. En effet, le déplacement du « centre d’attraction familial » du Maroc vers l’Europe y aboutit naturellement. Le second est celui du devenir des jeunes générations qui risquent de se perdre dans un ballotage entre deux cultures, celles du pays d’origine transmise tant bien que mal par la famille et celle de la société d’accueil. Le troisième est celui de la régression potentielle des transferts financiers vers le Maroc, car la charge familiale est plus couteuse dans le pays de résidence. Il en résulte un rétrécissement inéluctable de la propension à épargner et donc à transférer, chez le migrant.
En résumé, la migration marocaine est entrée a partir de 1970, dans une phase nouvelle caractérisée par un déficit de cohérence en matière de gestion et de séjour accompagné d’une perspective d’installation définitive, en dépit du tiraillement dans les rapports avec la société d’accueil.
Ceci étant, la mémoire collective a passé sous silence cette phase de la migration aussi bien au Maroc qu’à l’étranger. Aucune chanson, à ma connaissance, n’a raconté les péripéties de ce regroupement familial. Est-ce un paradoxe ? Peut-être pas !! Souvent le poète comme le chanteur ne trouvent leurs rimes et refrains que pour chanter la privation, l’éloignement ou la séparation de l’être élu. Ces moments de déséquilibre sentimental chez l’humain sont les facteurs principaux d’inspiration poétique qui libèrent l’imagination, délient les langues et façonnent les vers. Dans le regroupement, le cœur s’apaise, l’esprit se calme, la langue se tait et commence alors la monotonie du quotidien, entre la charge de travail, le suivi des enfants et les besoins du ménage.
Article 08
3 291 000 en 1972 et 704 000 en 1982 source DACS