1980, le regroupement familial est consommé. La force de travail envoyée en Europe pour acquérir expérience et finances et les investir au Maroc risque de ne plus revenir. La presse européenne parle de régularisation mais aussi d’aide au retour de peur d’un approfondissement de la crise. Et si en France le parti socialiste français arrivant au pouvoir, régularise un grand nombre de migrants1, le débat autour de la question n’est pas tari pour autant. Loin de là, la migration continue à être le point de discorde le plus médiatisé entre la gauche et la droite de la classe politique. Dans cette nébuleuse évoluant au grès des circonstances politiques et des difficultés économiques, le Maroc se devait de parer à toutes éventualités : agir comme si l’installation de ses ressortissants à l’étranger était irréversible et prendre les mesures nécessaires en cas de retour. Il intervient en conséquence au niveau de cinq registres : culturel, cultuel, administratif, économique et financier.
Le registre culturel était le premier à être considéré car le Maroc n’entendait pas abandonner ses émigrés ou les brader. Il était tellement attaché à ses enfants et voulait à tout prix perpétuer ces attaches dans la réciprocité. La préservation de la culture et des traditions marocaines dans le milieu de nos ressortissants disséminés à travers l’Europe constituait l’unique moyen pour y parvenir. Cela passe d’abord par la mise en place d’espaces de rencontres communautaires permettant de recréer l’ambiance culturelle marocaine dans les pays d’accueil et de transcender les différences ethniques vers un lien communautaire national. C’est dans ce cadre, que l’Etat marocain a encouragé la création d’Amicales des Travailleurs Marocains à l’Etranger.
En dépit des reproches et critiques qui ont été portées à ces amicales, force est de reconnaitre qu’elles ont joué un rôle fédérateur et mobilisateur de notre communauté pour défendre les droits de ses membres et pour soutenir la cause nationale. En effet la moitié de la décennie 70 et les années 80 étaient celles des affrontements diplomatiques et militaires les plus durs pour le Maroc dans la défense de son intégrité territoriale. Par ailleurs, ces amicales ont su, moyennant l’organisation de rencontres thématiques et la célébration de fêtes religieuses ou nationales, faire vibrer notre communauté à l’étranger au rythme de notre pays dans ses heurs et malheurs.
Sur un autre plan, les jeunes générations soulevaient des interrogations et donnaient lieu à des inquiétudes. Vont-ils s’installer en Europe pour de bon ou bien retourner au Maroc. Dans ce dernier cas, leur vrai passeport était, et demeure toujours, la langue et la culture marocaine. Si le dialectal national ou la langue Amazigh sont appris à la maison, la langue officielle à savoir l’Arabe devait être enseignée à ces enfants en bas âge pour leur permettre d’intégrer l’école publique en cas de retour. Elle est indispensable aux moins jeunes pour traiter avec l’Administration marocaine. Cela, est d’autant plus vrai pour les enfants ayant grandis dans les pays non francophones. Pour ceux qui restent en Europe, la connaissance de leur culture nationale est un facteur d’équilibre psychosocial. Le sentiment d’appartenance à une culture et à une nation ayant une histoire, ses épopées et ses gloires, constitue un facteur de stabilité psychologique voir de fierté pour un jeune à cheval sur deux cultures. C’est ainsi que le Maroc a pris l’initiative de dépêcher des enseignants aux différents pays de résidence de notre communauté en Europe. Une centaine dans les années 80, ils sont actuellement au nombre de 600 enseignants, pris en charge par l’Etat. Leur mission est d’enseigner la langue et la culture marocaines à nos jeunes générations à l’étranger.
Il convient de souligner à ce propos, que les négociations menées avec l’Administration des pays hôtes pour l’organisation de ces cours ont été plus ou moins laborieuses car souvent ses représentants y voyaient un frein à l’intégration. Cette position est une illustration parmi d’autres de la dichotomie qui gouvernait l’esprit des dirigeants dans les pays d’accueil et qui dénote l’absence de vision et de stratégie stable et cohérente pour la gestion de la migration. D’un côté, ils agissent pour le retour des immigrés2, ce qui passe obligatoirement par la maîtrise des jeunes de leur langue et culture d’origine et de l’autre, ils souhaitent leur intégration dans la culture et le mode de vie du pays d’accueil au point d’entraver leur accès à leur propre culture.
C’est ainsi qu’une partie de cette jeunesse, écartelée entre des positions contradictoires, va grandir dans un climat de marginalisation relative, peu propice à l’épanouissement. Cette situation explique, pour une bonne partie, la lenteur de l’évolution socio-économique transgénérationnelle3 de notre communauté dans certains pays européens.
Au niveau cultuel, la particularité religieuse marocaine et maghrébine adoptant le rite malékite, imposait au Maroc la mise en place d’un encadrement religieux permettant de conforter la position de nos ressortissants face aux rites prépondérants au Proche Orient et dans les pays arabes, de préserver l’unité confessionnelle de notre communauté musulmane et de la mettre à l’abri des courants extrémistes. A cet effet, une vingtaine de docteurs en religion ont été nommés dans les différentes régions de l’Europe pour accompagner nos émigrés dans leur pratique de la foi en pleine conformité avec les principes et dogmes consacrés par la société marocaine.
Sur le plan administratif, l’accroissement progressif de cette population migrante a généré des besoins nouveaux en matière de couverture consulaire. De nouveaux consulats sont alors ouverts dans les différents pays d’installation de notre communauté. Ils se sont multipliés avec le temps suivant les grandes concentrations de Marocains dans tout le territoire européen.
Enfin et sur le plan économique et financier, le réseau de la Banque Populaire (institution publique de droit privé) s’est développé progressivement en Europe, accompagnant l’ouverture des nouveaux consulats et les besoins de nos concitoyens. Il assurait la collecte et le transfert de fonds vers le Maroc. Au niveau national les agences bancaires de cette institution apportaient conseil, orientation et accompagnement financier des émigrés dans leur investissement dans notre pays. L’objectif était clair : doubler le lien affectif de cette première génération avec la Mère Patrie, par un lien économique stable. Cette banque précurseur sera plus tard rejointe par d’autres institutions similaires.
Si dans les années 80 les primo-migrants se sentaient stabilisés en Europe, la situation des jeunes déracinés du Maroc ou nés à l’étranger n’était pas de toute quiétude. Et pour cause, les atermoiements de la gestion migratoire engendraient une jeunesse désorientée et désemparée. Les premières chansons de cette génération racontaient ce malaise. Même le langage utilisé, mélange d’argot et de tournures de phrases arabes francisées, véhicule un état d’esprit hybride. Il exprime, à travers des idées hachurées difficiles à cerner, l’embarras entre l’être et le paraitre d’une jeunesse perturbée. Une jeunesse de seconde classe sociale victime de la fatalité d’une migration, choisie pour eux.
L’un des précurseurs dans ce domaine fut M. Rachid Taha dans plusieurs de ses chansons dont celle choisie pour vous : « Tombé des nues »4 .
Article 10
2 Programmes d’aide au retour en France, aux Pays Bas et en Belgique.
3 70% des fils d’ouvriers sont ouvriers et seuls 4 % arrivent à l’université selon l’Etude du Haut-Commissariat au Plan (Maroc) 2005.
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