Le Maroc était donc entré au cours de la décennie 80 dans une situation économique et financière difficile, caractérisée par une forte décélération de la croissance, un taux de chômage élevé, des finances publics déficitaires et une réserve-devises fortement entamée1.
Pendant ces années, les transferts financiers des MRE se sont avérés précieux et d’un grand secours pour le pays. En effet en 12 ans, ils ont fait un bond spectaculaire qui a discrédité toutes les supputations2 et dissipé les craintes consécutives au regroupement familial. Car, ces transferts qui n’étaient que de 540,1 millions de Dirhams en 19703, s’étaient accrus de presque 1000 % en 12 ans pour atteindre 5,115 Milliards de Dirhams en 19824. Soit un accroissement moyen arithmétique cumulé de 23 % par an.
Une analyse hâtive serait tentée de considérer que l’accroissement des transferts résulterait de l’augmentation de l’effectif de nos émigrés. Ce n’était point le cas. L’effectif de nos concitoyens à l’étranger s’était accru, durant la même période, de 11% seulement (en moyenne cumulée par an). Cet accroissement était majoritairement constitué de femmes et d’enfants en bas âge ce qui devrait aboutir à l’effet inverse, en raison de la charge familiale nouvelle des chefs de familles. Or, les transferts s’étaient accrus de plus du double. Cette évolution ne pouvait s’expliquer que par une amélioration des revenus consécutive à une ascension socio-économique de nos émigrés. Elle s’explique aussi, par un attachement indéfectible au Maroc, couplé d’un altruisme prononcé en faveur des leurs, restés au pays, et qui ont subi les contrecoups des difficultés économiques vues ci-dessus. Cette résilience des transferts aux chocs économiques fut une découverte extraordinaire, un don du ciel découlant d’une fidélité à toute épreuve de nos ressortissants à l’étranger : une fidélité au Maroc, à leur culture et à leur famille.
L’évolution des transferts va continuer crescendo, durant toute la décennie, pour atteindre 17,328 Milliards de Dh en 1991. Soit une augmentation totale de 338 % en dix ans et un taux d’accroissement moyen cumulé de 14.5%/an. Ainsi les transferts des migrants deviennent une source stable de devises, une ressource importante de financement, un levier de la croissance économique nationale (via l’accélération de la demande intérieure) et une recette incontournable de la balance des paiements pour réduire ses déficits annuels. Bref, un élément fondamental et structurel de l’économie nationale.
Parallèlement à cette évolution macro-économique, une donnée nouvelle ayant vu le jour dans les années 70 déjà, allait se confirmer dans les années 80 et cette fois, au niveau micro-économique, à savoir : l’acquisition par nos émigrés de biens fonciers et immobiliers au Maroc. Des lotissements nouveaux vont éclore dans les périphéries des villes pour accompagner cette demande nouvelle soutenue et assurer aux MRE le placement de leur épargne. C’est ainsi que naquit et prit forme l’investissement des Marocains de l’Extérieur.
Dans sa perspicacité, le roi Hassan II va agir en conséquence. Au niveau politique, cinq circonscriptions électorales ont été ouvertes en Europe et les premiers députés MRE5 dont le plus médiatisé Akka El Ghazi6 , ont fait leur entrée au Parlement marocain pour représenter nos ressortissants à l’étranger. Ce fut le 18 septembre 1984, dans le cadre de la législature (1984-1993)
Plus tard et à la fin des années 80 on assista à la mise en place de trois structures institutionnelles dédiées à la gestion de la question migratoire, en remplacement du Ministère de l’Emploi. Il s’agissait :
- Du Ministère Délégué auprès du Premier Ministre chargé des Affaires de la Communauté Marocaine à l’Etranger ;
- De la Fondation Hassan II pour les Marocains Résidant à l’Etranger et
- De Bank Al Âmal.
Ce dispositif répondait à une logique simple et claire de répartition des tâches par nature : politique pour le Ministère, culturelle et socio-économique pour la Fondation, financière pour la Banque.
Au niveau de la société marocaine, la migration ayant commencé en tant qu’activité exceptionnelle et temporaire acquiert définitivement droit de cité. Réservée initialement aux couches les moins nanties, elle intéresse de plus en plus une partie de la classe moyenne instruite voire même aisée. La prospérité des émigrés finit par convaincre les autres à suivre leurs pas.
L’obtention du passeport devint alors l’ambition première des jeunes sans emploi et la demande de celui-ci va exercer une forte pression sur l’Administration marocaine. Cette dernière exigeait pour sa délivrance, une attestation d’inscription scolaire pour les étudiants, sinon, un contrat de travail accompagné d’une caution solidaire « fortunée ». Toutes les « pirouettes » seront utilisées pour répondre à ces exigences de forme. Les cousins, les voisins et la fratrie, à l’étranger, vont s’y mettre dans le cadre d’une complicité agissante. C’est ainsi que des filières migratoires à caractère régional vont s’organiser vers les différentes régions d’Europe renforçant d’avantage les concentrations initiales, vues dans l’article 3 : les originaires du Sud du Maroc et de l’Atlas vont en France, ceux du Rif en Allemagne, Flandre et Pays-Bas, ceux du Nord en Wallonie et en Catalogne… ainsi la migration vers les pays européens va continuer contre vents et marrées.
Par ailleurs, l’ascendant économique imposant sa voix, le terme TME (Travailleurs Marocains à l’Etranger) devient MRE (Marocains Résidant à l’Etranger). La radio la télévision et les masses média réservent de plus en plus de place à la question migratoire.
Cette adoption socio-politique de l’émigration, intervenue d’une manière progressive et tacite, va se refléter dans la nouvelle culture des classes sociales basse et moyenne. On assiste alors à une évolution des goûts et du mode de vie, à commencer par l’équipement domestique façonné par les cadeaux des migrants, les habitudes de consommation, le faste des festivités (mariages, naissance, …), les marques de voitures etc….
Par ailleurs, le sujet de la migration réservé auparavant à la chanson populaire, pénètre de plus en plus la chanson moderne, traduisant une nouvelle perception de cette réalité devenue diffuse dans toute la société marocaine. La chanteuse Rita Ben Abdeslam ouvre le bal avec sa chanson « Âme fe lghorba » (A l’étranger, une année durant)7 que nous vous proposons ci-après. Longue, lyrique et mélancolique à la fois, cette sérénade raconte le sentiment d’attachement et de privation du migrant et son ardent désir de retrouver son âme sœur.
Article 12
2 Voir l’article 7
3 Fathllah OUALALOU Chronique économique 1970, p.508
4 Source Office des Changes
5 Hicham Zegrari rapporte dans son livre « Les Marocains Résidant à l’Etranger et les partis politiques » MIM-AMERM : « La répartition des cinq sièges fut comme suit : la circonscription n° 1 est revenue à Akka Ghazi (USFP), la circonscription n° 2 à Brahim Berbache (Parti du centre social), la circonscription n° 3 à Marzouk Ahaïdar (UC), la circonscription n° 4 Rachid Lahlou (Istiqlal) et la circonscription n° 5 à Abdelhamid Naïm (RNI). Voir à ce sujet d, Abdelkrim Belguendouz, op.cit. p. 26.
6 Akka El Ghazi (1947- 2018) ancien syndicaliste CGT Citroën., élu au Parlement marocain sous les couleurs de l’USFP avec 30% des suffrages exprimés en France. Amazigh d’origine il rallie deux ans plus tard le Mouvement Populaire de Mahjoub Ahardane