Si le départ des étrangers a laissé un vide, celui des juifs marocains allait déstructurer la société marocaine. Effectué en toute discrétion, ce départ des juifs vers Israël dans la Palestine occupée a eu lieu sur instigation du mouvement sioniste, avec la planification et l’organisation logistique du Mossad et le consentement tacite de l’Etat acquis sous la pression internationale.
Cet exode a été opéré par bateaux se dirigeant vers l’Europe puis vers sa destination finale. D’autres départs ont été organisés en privé vers la France, l’Espagne, les USA et le Canada. Pas moins de 250.000 marocains de confession juive auraient quitté le Maroc dont 120.000 durant cette décennie et ce, dans le déchirement et la douleur.
Ce fut une tragédie pour les partants aussi bien que pour leur pays d’origine. Tout le monde savait qu’il s’agissait non pas d’une migration temporaire, comme c’était le cas de la migration de travail, mais d’un exode irréversible, d’un départ sans retour, d’un Adieu à jamais… Le déchirement était absolu1.
Il était 10 heures du soir à Tanger, lorsque la sonnerie, nouvellement installée, sonna à la maison de ma tante paternelle Aouicha. Une sonnerie suivie de frappes saccadées et insistantes à la porte…la sonnerie d’une personne en détresse. Ma tante, veuve d’un notable de la ville, ancien greffier, était seule avec ses deux filles, l’une est mariée habitant avec elle et l’autre non encore mariée. Elle, se précipita à la porte et demanda :
– « chkoun » (qui est là) ?
– Ouvre, ouvre Ana Slama (je suis Slama)
Slama se précipite à l’intérieur en larmes, ferma la porte derrière et s’est mise à embrasser les filles et ma tante. Elle articulait entre mots et sanglots :
– Nous partons demain à l’aube. C’est la fin des temps, c’est notre fin. Ils vont nous tuer tous.
– Non ne t’en fais pas. Tout se passera bien. Ne nous oublie pas, nous ne t’oublierons jamais.
– Que vais-je devenir à mon âge ? J’abandonne ma maison, mon lit mes biens, mes amis. C’est ici que je suis née et c’est ici que j’ai fait ma vie. J’ai peur « A Khiti » (ma sœur) j’ai peur… Nous sommes épiées, ils ont des indicateurs partout… Je vous laisse, je m’en vais « semhouli, semhouli » (excusez-moi, excusez-moi).
Elle partit, chez elle en sanglotant. Le lendemain matin elle n’y était plus… à jamais.
La scène, une parmi tant d’autres, s’est passée dans le « quartier Chorfa » situé derrière la nouvelle mosquée « jammaa Jdid » dans l’ancienne médina de Tanger. La rue portait le nom à ses habitants « les Chorfas Bakkalis » (descendants du prophète de la lignée Bakkalyine). Le déplacement d’une partie d’entre eux vers le quartier de Merschane a libéré des maisons qui ont été occupés par des juifs. Ils y avaient un Hammam, dit Hammam Friha, une synagogue à 50 m et s’y étaient installés durant presque un demi-siècle.
Mon oncle maternel était né dans le même quartier, quarante-cinq ans auparavant. Il avait l’habitude, dans les années 20 déjà d’allumer, tous les samedis matin, la mèche des braseros en poterie, placés devant les portes des familles juives. Il allait à l’école Khénina face à la grande mosquée et en passant, il exécutait cette mission qui lui était confiée par sa mère. Ainsi les familles juives, interdites d’allumer le feu le Sabat, le trouvaient déjà en flamme.
Slama était une femme en fin de quarantaine. Elle était toujours vêtue de robes de couleurs sombres dépassant à peine les mollets. Elle portait un châle noir sur sa tête et qui tombait sur ces épaules. Je l’ai rencontrée plusieurs fois chez ma tente. La discussion de ce départ a été le sujet quotidien de leurs rencontres durant plusieurs mois.
Cette femme m’a marqué, tout enfant que j’étais, par un geste qui l’a immortalisée dans ma mémoire. Un jour, elle était arrivée à la maison, juste à l’annonce de la prière de L’Asr. Elle a salué tout le monde et s’est installée. Ma tante et mes deux cousines travaillaient à tresser des fils de soie servant à la couture de caftans. Puisque le travail devait être effectué par deux personnes, Slama proposa à la plus grande : « Lèves-toi Zohra, vas faire ta prière de l’Asr, je prends ta main ».
Aussitôt dit, aussitôt fait. Je restais étonné de voir une juive qui recommandait de faire la prière musulmane. J’ai compris par la suite que les relations de familiarité avec Salma étaient telles que ce geste relevait d’une coutume consacrée.
Dans notre quartier « Dar el Baroud » il n’y avait pas de juifs, juste quelques espagnols que la barrière linguistique rendait quelque peu difficiles d’accès. Je les voyais comme étant loin de nous. Les juifs eux étaient beaucoup plus proches ; nous achetions le vinaigre auprès de l’un d’eux qui distillait du Mahia pour les besoins de sa communauté. Mon père, fkih et intellectuel arabisant, confiait ses poulets au juif qui en assurait l’égorgement et le plumage dans le Grand Socco. Un jour je lui posai la question
– Mais papa il est juif !!!
– Oui fiston, son égorgement est Hallal et est meilleur que le nôtre. Il s’y prend mieux et invoque le Bon Dieu.
Travaillaient avec ce juif, deux bonhommes musulmans assez hardis et barbus. Ce sont eux qui plumaient les poulets. Lui, il les égorgeait. Je l’ai observé. Il tenait le poulet d’une manière jamais vue par ailleurs. Il n’avait pas le temps de bouger ou de souffrir qu’il était déjà passé à trépas.
Le quartier commerçant des juifs n’était pas loin de chez nous dans la médina (Sekaya Jdida). Je le traversais dans les années 60 pour aller à l’école située extra-muros. Pour une meilleure allocation de l’espace par rapport aux besoins des élèves de la médina, l’école appliquait un horaire très matinal. C’est ainsi qu’à 7 ans passés, je quittais la maison à 6 h 30mn du matin pour être en classe à 7 h. Il faisant encore nuit. Les ruelles de la Médina étaient vides ; les lampes pâles leur donnaient un aspect sombre et lugubre. Je pressais le pas par peur et solitude, Je ne me sentais à l’aise qu’à mon arrivée à Sekaya jdida. Là, la récitation groupée et à haute voix de la Tora me réconfortait. Je passais devant la synagogue du quartier, la psalmodie était récitée à tue-tête. Puis le chant s’atténuait petit à petit au fur et à mesure que je m’en éloignais. Arrivé à la porte de la médina il faisait déjà jour.
Je garde en mémoire encore ce chant monocorde venant de la nuit des temps pour soulager la solitude d’un enfant.
(A suivre…)
Abdesselam EL FTOUH